Jeanne Vicérial : Tisser les corps, écouter le silence
Au Lieu Unique à Nantes, un groupe de présences blanches suspend le temps. Ni tout à fait humaines, ni tout à fait fantômes, elles peuplent l’exposition In Silentio de Jeanne Vicérial.
Cette nouvelle installation, pensée comme un dialogue avec la philosophe Claire Marin, prolonge l’univers singulier d’une artiste qui, en quelques années, a su imposer une grammaire plastique inédite. Entre couture et sculpture, Jeanne Vicérial tisse un langage du corps et de la métamorphose. Une œuvre à la fois radicale et profondément sensible.
Dès ses premiers projets, Jeanne Vicérial développe une méthode de fabrication textile unique, baptisée couture sans couture, qui lui permet de créer des volumes à partir d’un seul fil, sans patron ni découpe. Chaque œuvre est ainsi une sorte de corps cousu d’un seul souffle, comme une croissance organique ralentie.
Au fil des années, ses sculptures textiles deviennent de véritables entités. Silhouettes dressées, suspendues ou allongées, elles évoquent l’humain, l’insecte, le végétal ou la machine. Des formes ambiguës, puissamment incarnées, mais volontairement non identifiables. Dans ses sculptures hypnotiques, le corps n’est jamais assigné : il est lieu de transformation, d’hybridation, de questionnement.
La notion de genre, d’anatomie, mais aussi de protection et de soin traverse l’ensemble de son travail. Son univers convoque autant l’imaginaire médical que les traditions textiles ancestrales. Il y a dans sa pratique une tension constante entre haute technicité et artisanat, entre futurisme et mémoire corporelle.
© Justine Suteau
In Silentio : la parole du fil
Dans In Silentio, présentée au Lieu Unique jusqu’au 31 août 2025, Jeanne Vicérial pousse encore plus loin son exploration du non-dit. L’exposition prend la forme d’un duo, une partition à deux voix entre ses sculptures textiles et les textes suspendus de la philosophe Claire Marin.
Une dizaine de figures blanches peuplent l’espace. Silencieuses, debout ou en retrait, elles imposent leur présence sans un mot, telles des sentinelles figées dans un temps suspendu. Leurs présences force au calme, jusqu’à pousser notre esprit dans une forme de méditation puissante.
Dans cet espace presque muet, le visiteur est invité à ralentir, à observer, à écouter le silence qui rythme le conte que l’artiste a patiemment tissé. Le silence devient matière. Il est ce qui entoure les corps, ce qui relie les fibres, ce qui rend visibles nos émotions les plus enfouies.
Jeanne Vicérial s’inscrit dans une génération d’artistes qui repensent le corps à travers les prismes du genre, de la médecine, de l’écologie et de la technologie. Ses créations ont été exposées dans de nombreux lieux prestigieux : à la Fondation Cartier, au Musée d’Art Moderne de Paris, au Palais de Tokyo ou encore au Musée des Arts Décoratifs. À chaque fois, ses sculptures interrogent le regard que l’on porte sur les corps, et sur les récits qu’ils véhiculent.
© Justine Suteau
Ce qui rend son travail si singulier, c’est cette capacité à convoquer plusieurs imaginaires à la fois : celui de la mode, bien sûr, mais aussi du rituel, du soin, de la science-fiction. Certaines œuvres évoquent des armures post-apocalyptiques, d’autres des peaux à fleur de nerfs. Le fil devient organe.
Au cœur de l’exposition nantaise, un robot-tricoteur est activé tout l’été. Il travaille lentement, patiemment, fil après fil, évoquant le geste de l’artiste mais aussi celui d’un corps en réparation ou en construction... C’est une œuvre en soi, mais aussi un manifeste sur le temps long de la création.
In Silentio n’est pas seulement une exposition : c’est une expérience. Une traversée dans un monde sans mots, où les corps parlent autrement. Dans une époque saturée de bruit, d’images et de performances, Jeanne Vicérial et Claire Marin nous rappellent que le silence peut être un langage à part entière. Un espace de reconnexion à soi, aux autres, à la matière.